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Thatcher Reagan : destins croisés

juillet 26, 2009

01

Septembre 1975. Margaret Thatcher, alors leader de l’opposition en Angleterre, entreprend une tournée aux États-unis où elle rencontre les hommes politiques de premier plan. Parmi ceux-ci, le gouverneur de Californie retient tout particulièrement son attention. Ce n’est pourtant pas la première fois qu’elle entend parler de cet individu.

En 1960, Denis Thatcher, son mari, lui avait fait part de son enthousiasme pour un orateur remarquable qu’il venait d’entendre à l’Institut des dirigeants d’entreprise, un certain Ronald Reagan. Lors de leur entretien, quinze ans plus tard, elle est immédiatement conquise par le charme, l’humour et la franchise de cet Américain au physique d’acteur ; à tel point qu’elle lira chaque discours, écoutera chaque intervention radiophonique ou télévisuelle envoyée par l’attaché de presse de celui-ci.
Elle se sent proche de ce franc-tireur de droite dénigré par l’élite politique. Elle admire son absence d’affectation. Peut-être pressent-elle, déjà, que leurs destins sont liés.

Travail, Église, Culture

La proximité évoquée par la future premier ministre est avant tout une proximité de valeurs, valeurs forgées par l’éducation. Margaret Thatcher et Ronald Reagan ont tous deux grandi dans des familles très modestes de la classe moyenne.

A Grantham, petite ville de l’Est de l’Angleterre, les Roberts habitent un appartement dénué de tout confort, situé au-dessus de l’épicerie familiale dans laquelle les parents travaillent plus de soixante dix heures par semaine. La vie des deux soeurs est rythmée par le travail – à l’école et dans le magasin, et la religion méthodiste. Le père, Alfred Roberts, a une préférence certaine pour Margaret, en laquelle il retrouve la force de caractère qui l’anime. Sa fille chérie est une grande « bûcheuse », une véritable machine de guerre qui obtient systématiquement les meilleures notes.

A quelques milliers de kilomètres de là, dans l’Illinois, son aîné de quatorze ans, n’avait pas démérité non plus. Malgré l’alcoolisme de son père et des conditions de vie peu avantageuses, Ronald avait été un très bon élève jusqu’au collège. Sa mère avait fait en sorte qu’il reçoive une éducation très religieuse – celle d’un « pasteur en herbe » diront certains – et lui avait appris à déclamer des récitations et des poèmes, exercices qui allaient susciter une vocation tout autre.

De l’autre côté de l’atlantique, Margaret éprouve le même penchant pour l’art dramatique, qui est, avec le débat [1], la seule passion à laquelle elle puisse s’adonner. Monsieur Roberts, qui a donné son autorisation, perçoit combien cette activité peut être utile : un jour, il faudra surmonter cette rudesse naturelle, il faudra charmer. En 1943, sa fille chérie, admise à Oxford (sur liste d’attente), doit le quitter. Au sein de l’élite de sa génération [2], elle gomme, consciemment ou inconsciemment, les aspérités de son origine sociale, mais conserve sa façade froide et hautaine. Son ton de maîtresse d’école déplaît à ses camarades.

Au même âge, le futur président américain avait déjà renoncé à l’excellence académique [3]. Priorité était donnée au football américain et autres activités extrascolaires [4] qui ne lui permirent pas d’obtenir plus que les notes minimales requises [5]. Les petits boulots (sauveteur [6], plongeur) payaient les frais de scolarité.

Au sortir de l’université, Margaret accepte un emploi de chimiste dans l’industrie pour subvenir aux besoins de son ambition politique ; doté d’un physique avantageux et d’une voix suave, Ronald Reagan avait décidé de tenter sa chance à Hollywood.

Renier le père

Analysées dans le détail, les deux parcours laissent augurer la future similitude des idéologies. Parvenus aux sommets en défendant l‘idée d‘un État minimaliste, la « dame de fer »[7] et le « grand communicateur » (great communicator [8]) ont été éveillés à la politique dans des familles acquises au Welfare State [9].

A Grantham, les repas sont animées par les discussions politiques entre père et fille. Indépendant patriote, Alfred Roberts est élu maire en 1945 et optera pour une politique d’après-guerre interventionniste : un vaste investissement pour améliorer les routes, les transports publics, développer les services de santé et de puériculture.

Monsieur Reagan était tout autant convaincu que l’argent public doit servir le bien commun. Victime de la Grande Dépression [10], il avait repris espoir avec l’arrivée au pouvoir de Franklin D. Roosevelt, dont le petit Ronald imitait les « causeries au coin du feu » [11], un fume cigarette au bout des lèvres. Certainement enthousiaste, il fut embauché comme directeur de projets de travaux publics pour le New Deal [12].

Ces souvenirs de l’enfance ne furent pas suffisants pour retenir Ronald Reagan ; ses convictions glissèrent progressivement à l’opposé de celles son modèle. Le virage fut engagé par l’anticommunisme. Très actif à la Screen Actors Guild, puis président de celle-ci (1947-1952 et 1959-1960), il dut faire face à une grève de projectionnistes qu’il mit assez rapidement sur le compte d’un complot communiste. Dans les autres associations auxquelles il avait adhéré, les méthodes communistes le rebutaient. Ironie du sort, le FBI le soupçonna, au printemps 1946, d’appartenir au parti communiste parce qu’il avait signé un (inoffensif) appel en faveur d’une Indochine libre. On ne l’y reprit plus. En pleine chasse aux sorcières [13], il devint lui aussi informateur du FBI, sous le nom de code T-10, et dénonça plusieurs acteurs supposés communistes.

Le virage fut achevé peu de temps après. En 1954, Ronald Reagan accepta le rôle de mascotte – contre substantielle rémunération [14] – pour General Electric, et y développa un conservatisme anti-étatique dont la raideur étonnait même les cadres de la firme. Dix ans plus tard, le désormais champion des grandes entreprises faisait un discours très célèbre, « A time for choosing » [15], en tant que cochairman des républicains de Californie pour Barry Goldwater. Et en 1967, il était confortablement élu gouverneur de Californie [16] (58%).

Margaret semble avoir adopté les idées conservatrices beaucoup plus précocement, et sans tergiversations. En 1943, à peine entrée à Oxford, elle adhère à l’Oxford University Conservatory Association (OUCA), ce qui lui donnera l’opportunité, une fois présidente, d’accueillir les hommes politiques conservateurs pour leurs interventions. Elle renonce aux idées les plus en vogue dans son université, ainsi qu’à celles de son père. En application du précepte que celui-ci lui avait ressassé durant toute son enfance : « Décide par toi-même ».

Rendez-vous avec le destin [17]

1981. Ronald Reagan est élu président des États-unis. Son succès n’est pas un évènement totalement indépendant de l’élection de la première dirigeante de l’Angleterre deux ans plus tôt : William Brock, alors président du parti républicain américain, était allé observer la campagne victorieuse de celle qui, en février, est le premier chef d’État étranger en visite officielle à la maison blanche. Margaret Thatcher se réjouit de pouvoir travailler avec quelqu’un « qui pense et sent instinctivement comme elle ». Elle ne cache plus son admiration pour cette personnalité optimiste, confiante, accommodante et très emblématique du rêve américain.

Elle ne ménagera pas ses efforts pour le défendre. Il est sous-estimé par tout le monde. Certes, sa façon de travailler et de décider peut apparaître « cavalière et simpliste », mais c’est parce qu’il ne se préoccupe que des idées générales, la big picture, et délègue les « détails » à ses collaborateurs [18]. Le premier ministre britannique sera la seule, parmi les alliés américains, à lui donner son appui pour le raid contre le palais de Kadhafi [19]. En plein Irangate [20], alors que Nancy Reagan passe son temps à relever les commentaires des chaînes privées pour les transmettre à son mari en pleurnichant, Margaret Thatcher déclare aux journalistes que Ronald Reagan n’est pas coupable parce qu’il est un homme intègre et que son honnêteté fondamentale ne doit pas être remise en question. L’intention est là.

Malgré les quelques différends – invasion des îles Malouines (ou îles Falkland) en 1982 [21], invasion des îles Grenades en 1983 [22], lancement de l’Initiative de Défense Stratégique [23] (IDS) en 1983 – les leaders anglais et américain ont porté des vues mondiales équivalentes [24], d’où un alignement diplomatique quasi-systématique.

Take from the needy and give to the greedy [25]

Dans leurs pays respectifs, ils ont mené deux politiques économiques issues de la même base doctrinale – un État minimaliste, une fiscalité minimale, déréglementation et privatisations – puisée aux mêmes sources – théorie de l’offre du courant monétariste (Milton Friedman [26]), libéralisme de Friedrich Hayek, théorie de l’impôt d’Arthur Laffer. N’attendons néanmoins pas des mêmes causes qu’elles produisent les mêmes effets. Margaret Thatcher est parvenue à assainir les finances de l’État tandis que la dette nationale américaine a quasiment triplé sous Ronald Reagan [27], en grande partie du fait de l’ampleur des investissements dans le secteur de la défense – lesquels furent qualifiés d’ « investissements pour la paix » [28]. En Angleterre, le poids de la fiscalité a diminué ; aux États-unis, les experts s’accordent à dire – après de fastidieux calculs – que le poids des taxes a faiblement changé, voire augmenté (? !). La douzaine Thatcher a vu le chômage stagner (de 5 à 5,8%) ; les mandats Reagan ont contribué à le faire diminuer (de 7,5 à 5,5%).

Enfin, les deux bilans se rejoignent sur un point : l’évolution de la pauvreté. En 1979, la « dame de fer » prend en main un pays qui compte 5 millions de pauvres ; à son départ, en 1991, il en compte 13,5 millions, soit une augmentation de… 170% !! Chiffre d’autant plus inquiétant qu’au cours de le même période la moyenne générale des revenus a cru de plus d’un tiers. Son homologue américain, s’il n’est tout de même pas parvenu à rivaliser – qui le pourrait ? – n’est toutefois pas en reste. Durant l’ère reaganienne, la pauvreté a augmenté de 33% et le nombre de sans abris explosé, tout cela parallèlement à un fort accroissement du produit national brut. [29]

Postérité

Ces constats, si négligeables puissent-ils paraître à l’establishment, ternissent cependant considérablement le bilan de la révolution conservatrice. C’est peut-être pourquoi celui-ci est souvent assimilé à la fin de la guerre froide, la « libération de l’Europe de l’Est » dont les deux dirigeants « partagent la responsabilité », ce que « personne ne devrait jamais oublier », dixit Margaret. L’ « empire du mal » a été mis à genoux, et son jeune chef dynamique, Mikhaïl Gorbatchev, converti par les charmes de l’Empire du Bien. Ce dernier peut ainsi, quelques années plus tard, un chapeau de cow-boy sur la tête, se faire promener en jeep autour du Rancho del Cielo – le ranch californien de Ronald Reagan – pendant que leurs femmes (aimantes) préparent des cookies dans la cuisine. C’est quelque chose, la liberté.

Et ses dividendes… Une fois le monde libéré du joug soviétique, fort d’une solide popularité, l’ex-président des États-unis n’en oublia pourtant pas de passer à la caisse. Outre son salaire annuel assuré (199 500 dollars) et ses nombreux avantages en nature[30], il signa un contrat d’édition (7 millions), toucha des honoraires pour sa participation à divers conférences et séminaires, et fit fructifier ses placements financiers (300 000 dollars par an). Enfin, il déclencha un scandale [31] en acceptant la présidence de cérémonies dans un festival japonais pour la rondelette somme de 2 millions de dollars. Loin de lui l’image du sage qui se retire. Comme le répétait feu Alfred Roberts, tout doit être utile.

L’après règne de sa fille est moins délicieux. En dépit d’une reconnaissance nationale et internationale, sa cote de popularité est faible, son image est désastreuse. Sa guerre contre les syndicats, sa dureté à toute épreuve ont marqué la culture populaire. A sa démission, en novembre 1990, et après encore, elle est une des figures politiques les plus détestées. Son ancien partenaire américain compte, pour sa part, parmi les personnalités préférées des américains, toutes catégories confondues [32]. Inégale postérité (ingrate ?), mais chacun aura sa statue de bronze [33] – malheureusement le fer rouille.

Poudre aux yeux

Son action politique mise à part, Margaret Thatcher ne peut laisser indifférent. Comment ne pas admirer la détermination, la force de caractère, l’obstination qui l’ont conduite de l’épicerie familiale à la chambre des Lords. Elle, la bosseuse, l’intellectuelle, qui à ses débuts en politique passait un temps fou à la bibliothèque à s’immiscer dans les détails, resta fascinée par le « deuxième homme le plus important de sa vie », un cow-boy toujours décontracté au sourire hollywoodien, capable de déconcerter ses interlocuteurs par son étroitesse d’esprit [34]. Tout au long de leur amitié, elle ne semble jamais déceler chez lui la superficialité, la part de l’escroc.

En juin 1982, en visite officielle à Londres, Ronald Reagan prononce un discours brillant, sans la moindre note, devant les deux chambres du Parlement réunies dans la galerie royale du palais de Westminster. Margaret Thatcher est en admiration. « Je vous félicite pour votre mémoire d’acteur » lui glisse-t-elle. « J’ai lu le discours entier sur ces deux écrans de plexiglas » lui répond-il en lui désignant ce qu’elle avait pris pour du matériel de sécurité. « Vous ne connaissez pas ça ? C’est une invention britannique [35]… ».


[1] Elle s’entraîne au sein de la debating society (club de débat) de son école.
[2] Oxford et Cambridge (Oxbridge) ont fourni 50% des premiers ministres britanniques.
[3] De son propre aveu, il passait la plupart de son temps « loin des livres ».
[4] Basket-ball, théâtre, journal de l’école, manifestation (!).
[5] La note minimale requise était C.
[6] Il a déclaré avoir sauvé 77 personnes, dont la majorité le lui ont reproché.
[7] Le journal soviétique L’étoile rouge lui a donné ce surnom à la suite d’un discours sur les relations Est-Ouest.
[8] Surnom donné par les journalistes américains.
[9] Cette expression signifie État-providence, c’est-à-dire l’État dans son rôle de protection sociale.
[10] La veille de Noël 1931, il reçoit une enveloppe censée contenir sa prime de fin d’année. Il l’ouvre et découvre la terrible feuille bleue annonciatrice de licenciement.
[11] Discussions radiophoniques dans lesquelles F. D. Roosevelt présenta son programme au peuple américain.
[12] La « Nouvelle Donne », en français, est la politique mise en place par F. D. Roosevelt dans les années 1930 pour lutter contre les effets de la Grande Dépression.
[13] Le sénateur Joseph McCarthy traquait d’éventuels agents, militants ou sympathisants communistes (1947-1953).
[14] 125 000 puis 150 000 dollars par an.
[15] Ce discours contient tous les grands thèmes reaganiens, et notamment celui de la liberté. Les États-unis y sont le dernier îlot de liberté, le dernier lieu vers lequel s’échapper (the last place to escape on earth). La performance orale est excellente – diction, intonation, regard. On retrouve certaines techniques de la communication politique moderne, telles que le storytelling (discours parsemé d’anecdotes). Selon le New York Times, ce discours est le plus efficace de l’histoire (1 millions de dollars de contributions partisanes).
http://video.google.com/videoplay?d…
[16] Il fut réélu en 1971 (53%).
[17] « Vous et moi avons rendez-vous avec le destin ». Extrait de son discours télévisé de 1964, A time for choosing.
[18] En réunion de cabinet, il lui arrive de dessiner des caricatures, voire même de dormir.
[19] Ronald Reagan accuse le président libyen d’être le chef d’orchestre du terrorisme international. Il prétend qu’il a commandité un attentat contre une discothèque de Berlin-Ouest fréquentée par des GI’s. En rétorsion, il ordonne le bombardement de son palais, en avril 1986, tuant environ 80 personnes.
[20] Vente illégale d’armes à l’Iran, ennemi avoué des États-unis, par deux membres de l’administration pour en distribuer le bénéfice aux guérillas anticommunistes du Nicaragua. La révélation fut faite en novembre 1986. Reagan admit finalement qu’il avait approuvé la vente d’armes à l’Iran.
[21] Les troupes argentines envahirent les îles et en furent chassées par le Royaume-Uni – qui possède ce territoire d’outre-mer – au bout de deux mois. Le gouvernement américain était très divisé sur la conduite à apporter.
[22] Les américains les ont envahies sans consulter Londres.
[23] Ce projet, aussi appelé « Guerre des étoiles », avait pour but de protéger les États-unis par un bouclier spatial.
[24] Anticommunisme actif, promotion des intérêts occidentaux.
[25] Les programmes d’aides sociales « prennent aux nécessiteux et donnent aux avides ». A time for choosing.
[26] Ce dernier s’est souvent plaint que ses idées n’avaient pas été bien appliquées.
[27] De 85 milliards de dollars en 1980 à 252 milliards en 1988 (2,96 fois plus).
[28] « Les dépenses pour la défense sont un investissement pour la paix car ce ne sont pas les armements en soi qui sont à l’origine des guerres ». Il faut donc dépenser pour la paix, et non pour « les avantages sociaux et le développement de l’assistanat ».
Les Chemins du Pouvoir, Margaret Thatcher.
[29] La conséquence naturelle est le creusement des inégalités.
[30] Ils comportent, par exemple, les prestations de sécurité assurées par le Secret Service, pour un montant annuel de 3 million de dollars.
[31] Sa cote de popularité, qui était de 68% à sa sortie de la maison blanche, descend à 47% suite à cet épisode.
[32] D’après une enquête nationale réalisée par une chaîne de télévision américaine en 2005.
[33] Le Reagan de bronze, qui se situe sous la rotonde du Capitole, à Washington, fait partie de la National Statuary Collection. La Thatcher de bronze est dans la Chambre des Communes.
[34] François Mitterrand à propos de Ronald Reagan : « Reagan, je l’ai trouvé comme il est : habité de certitudes. Américain typique, il n’est pas très exportable » (sommet d’Ottawa, juillet 1981). « Son étroitesse d’esprit est évidente. Cette homme n’a que quelques disques qui tournent et retournent dans sa tête » (sommet de Williamsburg, 1983).
[35] L’autocue est un téléprompteur qui fut inventé par la firme britannique éponyme dans les années soixante.

Le rêve américain : dissection

juillet 26, 2009

"At the time of the Louisville Flood, 1937", Margaret Bourke-White

"At the time of the Louisville Flood, 1937", Margaret Bourke-White

« Le temps est venu de réaffirmer la force de notre caractère, de choisir la meilleure part de notre histoire, de porter ce précieux don, cette noble idée transmise de génération en génération : la promesse de Dieu que nous sommes tous égaux, tous libres et que nous méritons tous la chance de prétendre à une pleine mesure de bonheur. » [1]

Évoqué par un président métisse, beau et charismatique fraîchement élu, porté par la chaleur et le magnétisme de sa voix suave, le rêve américain ne peut exercer plus fortement son pouvoir mythique. Il ne peut être plus réel. Néanmoins, son sens reste toujours obscur. Comme si, du fait d’une utilisation récurrente et presque obsessionnelle, il n’était pas nécessaire de le définir.

Le rêve au coin de la rue

Qui voudrait d’un rêve pour trois dollars ? Qui peut encore, dans l’Amérique de 1931, alors en pleine Grande Dépression, croire que la prospérité est au coin de la rue, à portée de travail, de courage et de détermination ? Personne, calcule un éditeur. Il faut donc changer le titre de l’ouvrage qui lui a été proposé. The American Dream, une histoire des États-unis en un volume, devient The Epic of America [2].

Mais l’auteur, James Truslow Adams [3] – à qui l’on attribue la création de l’expression « rêve américain » [4], n’en démord pas : pas une ligne de son oeuvre ne sera modifiée. Son passage par la banque d’investissement – après des études de philosophie à Yale (!), lui permet de prendre ce risque. Ses arrières sont assurés. Sa motivation n’est pas pécuniaire. Il peut défendre son idée selon laquelle l’épopée américaine s’explique par l’existence d’un « rêve » :

… that American dream of a better, richer and happier life for all our citizens of every rank which is the greatest contribution we have as yet made to the thought and welfare of the world. [5]

Un rêve de dimension matérielle, et surtout spirituelle. Un rêve comme toile de fond du combat du quotidien, des privations, de la détresse éprouvée par les millions de victimes du marasme économique. Une réponse au vide moral creusé par l’avidité du milieu des affaires et le consumérisme ambiant. Un message d’espoir et de réconfort qui veut restaurer la confiance dans l’avenir, cruciale pour la reprise. Un héritage qui, James Truslow Adams en est convaincu, est la clé du sursaut. Son livre sera un succès. [6]

Aide-toi…

Pour les tous premiers colons, des marchands aventuriers et des pauvres des campagnes de l’Angleterre, l’Amérique est un réservoir potentiel de richesses. Mais après quatre mois d’un voyage épuisant, la Compagnie de Virginie n’est pas au bout de ses peines. Jamestown [7] est une ville marécageuse très insalubre dans laquelle prolifèrent les maladies (scorbut, malaria, typhoïde, diphtérie etc.) qui déciment la population et l’empêchent de travailler. Ce qui fait dire au gouverneur de la colonie en 1611 que « chacun ou presque se plaint d’être ici ». Pas vraiment le rêve.

Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard que débarquent les colons qui vont être à l’origine du mythe américain. Ils sont des puritains, des dissidents persécutés par l’église anglicane officielle. Réfugiés en Hollande, ils décident de vendre leurs biens pour partir en famille, direction l’Amérique. Ils font étape en Angleterre, dans le port de Southampton, pour embarquer à bord du Mayflower (en 1620), qui doit les conduire en Virginie. Leurs motivations sont avant tout religieuses. Leur Amérique est rêve parce qu’échappatoire au cauchemar de l’intolérance et de l’oppression. Là-bas, les pèlerins pourront vivre leurs convictions en toute liberté et établir le royaume de Dieu sur terre. Une fois arrivés dans les territoires qu’ils baptiseront la Nouvelle-Angleterre – au lieu de la Virginie, ils découvrent une terre ingrate et isolée, un climat rude. Mais rien ne peut avoir raison de leur foi. Jamais les puritains ne doutent de leur succès. Chaque difficulté est surmontée en levant les yeux vers le ciel. C’est Dieu, qui a fait l’Amérique.

Cependant, derrière la lecture épique de cette histoire se cache une réalité moins reluisante. La traversée de l’Atlantique reste très éprouvante : l’insalubrité, la faim et la soif emportent souvent un voyageur sur dix. Sur place, les témoins déplorent la dépravation morale et dénoncent les nombreux adultères, l’indécence des tenues féminines, le développement de la prostitution etc. La pauvreté est souvent très mal vécue. Enfin, l’afflux constant d’immigrés d’origines de plus en plus diverses souffle sur les braises des tensions sociales. Les catholiques, les juifs, les irlandais et les pauvres forment la masse des indésirables. Les premiers puritains font montre d’une belle tolérance… à l’égard de leurs semblables.

Mais peu importe. Le décor est planté, le rêve est là et il magnétise déjà toutes les lettres qui sont envoyées en Angleterre. Celles-ci décrivent une terre magnifique, un jardin d’Eden qui apporte les trois bénédictions : la paix, la santé et l’abondance. Elles promettent à chaque immigrant une terre pour y construire sa maison, un champ propre à la culture et un pré le long du cours d’eau. Les âmes pieuses lisent cette publicité avec crédulité et sont irrésistiblement attirées. Plus rien ne les retient.

Struggle for the dream

Deux cents ans plus tard – les années 1820, les lettres sont devenues des brochures qui parcourent toute l’Europe pour le compte des compagnies maritimes, des spéculateurs fonciers, des sociétés ferroviaires et des chefs d’entreprise qui ont besoin de main d’oeuvre et peuvent offrir des terres vacantes. Après les temps de l’indépendance [8] et la guerre de Sécession [9], l’immigration reprend donc de plus belle. Les histoires de self-made men (Carnegie [10], Rockefeller [11]) aiguisent les appétits des nouveaux arrivants en grande majorité sans qualification professionnelle. Ils espèrent, à force d’un labeur acharné, de frugalité et de sobriété, parvenir à la richesse – matérielle s’entend. Il s’agit de la deuxième version du rêve américain.

A la foi aveugle des pilgrims [12] se substitue tout un édifice philosophique : le darwinisme social. Cette doctrine est celle de Herbert Spencer, un philosophe anglais du XIXème siècle. Celui-ci explique grosso modo que la lutte pour la survie théorisée par Darwin [13] est également à l’oeuvre dans la société des hommes. Dans le capitalisme sauvage de la révolution industrielle états-unienne [14], la bataille du quotidien voit ainsi triompher les plus forts qui sont les plus doués, les plus méritants. Mais c’est la loi de la nature. Cette idée plutôt simple en apparence inspire les grands industriels de l’époque – Carnegie a révélé en avoir été illuminé, et sera chérie et développée par l’élite intellectuelle du pays.

Et comme d’habitude, les tenants du mythe omettent de découvrir le serpent derrière les fleurs : les millionnaires produits par la sélection « naturelle » le sont assez souvent devenus en utilisant les pires méthodes et se séparent très vite de l’ascétisme dont ils se parent volontiers devant leurs admirateurs. Ils prêchent, de surcroît, la liberté d’entreprendre tout en construisant des trusts prédateurs et liberticides.

Usine à rêves

C’est du côté que personne n’attend, d’une industrie que personne n’attend, et par l’action d’individus que personne n’attend que surgit la version moderne du rêve américain : Hollywood. Quelques juifs d’Europe centrale – Carl Laemmle (Universal Pictures), Adolph Zukor (Paramount Pictures), William Fox (Fox Film Corporation), Louis B. Mayer (Metro Goldwyn Mayer), Benjamin Warner (Warner Brothers) – qui ont pour trait commun une enfance vécue dans l’indigence, fondent dans la première moitié du XXème siècle l’empire des studios de cinéma, lequel sera jusqu’à aujourd’hui le principal vecteur de la culture américaine. Les projecteurs transmettent les images d’une Amérique parfaite fantasmée par ces hommes qui sont en quête d’anoblissement. Leur complexe d’infériorité vis-à-vis de l’establishment new yorkais les pousse à maquiller la réalité, à en recouvrir la moindre impureté. La pauvreté, l’alcoolisme et les violences domestiques sont très peu reflétés par les caméras. Avec l’arrivée du costume designer au sein des productions, le vêtement de scène n’est déjà plus celui de la ville et les films commencent de véhiculer des modes vestimentaires inaccessibles pour la majorité.

Ce matraquage marketing opéré par les studios, combiné avec l’émergence du tayloro-fordisme [15] et la réduction de la durée de vie des produits, engendre une certaine manière de vivre américaine, un certain art de vivre (!) consumériste : l’American Way of Life. La famille américaine modèle appartient à la classe moyenne. Le père et la mère, qui se sont rencontrés au lycée ou à l’université (et qui s’aiment toujours), et leurs deux enfants vivent dans une maison Levitt [16] située dans les suburbs [17]. Devant le garage trônent deux (au moins) magnifiques voitures flambantes neuves – très vraisemblablement de marque Ford, Chrysler ou General Motors. A l’entrée flotte un imposant drapeau américain gage d’un patriotisme sans faille. Les progrès techniques comblent la famille : le réfrigérateur, le lave-vaisselle et le lave linge facilitent la tâche de la mère au foyer ; papa s’est offert un rasoir électrique et peut désormais arriver à l’heure au bureau – il ne se coupe plus ; les enfants découvrent la radio, le poste de télévision couleur, et la publicité.

L’Amérique des trente glorieuses [18], en particulier, baigne dans le mythe de l’abondance cher à Jean Baudrillard [19]. Les malls, les grands magasins, les rues commerçantes et leurs étalages assènent « l’évidence du surplus, la négation magique et définitive de la rareté » [20]. Ils miment une « nature retrouvée, prodigieusement féconde » [21] – peut-être celle décrite par les premières lettres envoyées en Angleterre trois cents ans auparavant. Vus par un homme qui a connu la pénurie, la misère et le goulag de l’autre côté du rideau de fer, les États-unis ne sont pourtant pas le pays du rêve. L’Amérique est, pour Soljenitsyne [22], un supermarché ambulant dont l’impératif de consommation piétine toute dimension spirituelle. Une société matérialiste à l’excès créatrice de frustrations et de malheur. Dans Revolutionary Road [23], le romancier américain Richard Yates montre comment la douce léthargie du quotidien, son confort et la sécurité qu’il procure peuvent brider et emprisonner des individus mus par la fantaisie. Son jeune couple, bien conscient de l’illusion et de l’impossibilité du modèle américain, ne parvient pourtant pas à y renoncer.

Les prisonniers de la réalité

Mais la classe moyenne n’est pas la plus à plaindre. Car le projet américain a toujours compris, depuis ses origines, son lot de laissés pour compte. Comment ne pas rappeler, tout d’abord, que les colonies ont été bâties en spoliant les Indiens déjà sur place, lesquels, s’ils osaient manifester la moindre réticence – et même s’ils n’osaient pas, étaient massacrés ou repoussés plus à l’Ouest – pour être massacrés un peu plus tard. Quant à ceux qui y échappèrent, ils furent décimés par les maladies, l’alcool et les armes. La naissance des États-unis repose donc en grande partie sur un génocide.

Leur développement économique et surtout agricole a eu pour socle une autre méthode douce : l’esclavage. Dans le cadre du commerce triangulaire [24], les descendants de Cham [25] étaient amenés par bateau pour travailler dans les plantations de coton, de tabac, de canne à sucre, de riz et de chanvre. Ils représentaient, dans certains états du Sud, plus de la moitié de la population. En dépit de l’abolition de l’esclavage, le racisme et la ségrégation légale puis de facto continuèrent de répandre du sel sur les plaies. Jusqu’au fameux discours de Martin Luther King – I have a dream [26] – et le concept de nouvelle frontière [27] – New Frontier – de John F. Kennedy qui revendiquent tous deux le rêve pour tous, sans considération de race ni de couleur de peau. Considérations qui, finalement, ont pris toute leur importance dans l’établissement des politiques de quotas de l’Affirmative Action [28].

Le critère éternellement discriminant reste, en définitive, le niveau de revenu. L’Amérique n’a jamais su ni jamais réellement voulu protéger ses pauvres de l’appétence de ses puissants. Des premiers indigents, dont les puritains regrettaient qu’ils ne se résolvent à leur sort, aux travailleurs pauvres modernes surexploités, surendettés, et souvent en surpoids, en passant par les misérables Okies [29] expropriés à l’usure magnifiquement dépeints par John Steinbeck dans Les raisins de la colère, il n’a jamais fait bon être pauvre aux États-unis. Malgré la démocratisation de l’enseignement supérieur et de la promotion de l’esprit d’entreprise, la mobilité sociale américaine est une chimère : elle est la deuxième plus basse des pays à haut revenus – après le Royaume-Uni. Pas vraiment de quoi pavoiser.

L’épaisse couche de fard qu’est le rêve américain ne résiste pas à l’éclairage des faits. L’Amérique est maquillée comme une voiture volée dont la couleur originelle apparaît à qui se donne la peine de gratter. L’élection de Barack Obama est le dernier coup de peinture en date, celui qui permet encore d’affirmer que le projet américain est « quelque chose de plus grand que la somme (des) ambitions personnelles, que toutes les différences dues à la naissance, la richesse ou l’appartenance à une faction » [30]. Celui qui permet de redonner consistance à un hypothétique rêve.

Certes, tout n’est pas noir en Amérique. Et pourtant. Difficile de ne pas y voir l’intolérance des communautarismes, la violence, le consumérisme poussé à son paroxysme, la négation du spirituel. L’empilement branlant des ambitions personnelles. Une minorité qui vit son rêve, et une majorité aliénée qui se contente de le rêver.


[1] Extrait du discours d’investiture de l’actuel président des États-unis, Barack Obama.
[2] L’épopée de l’Amérique.
[3] James Truslow Adams (1878-1949) était un écrivain et historien américain.
[4] On a découvert il y a peu que l’expression avait été utilisée pour la première fois par le journaliste Walter Lippmann en 1914.
[5] Ce rêve américain d’une vie meilleure, plus riche et plus heureuse pour tous nos concitoyens, quel que soit leur rang, ce qui constitue notre plus grand apport à la pensée et au bien-être du monde.
[6] Il devint un ouvrage de référence un an à peine après sa parution.
[7] Première colonie britannique permanente sur le continent américain.
[8] 1775-1783
[9] 1861-1865
[10] Andrew Carnegie (1833-1919) commença comme simple ouvrier dans l’industrie textile et créa l’une des plus grandes aciéries américaines, la Carnegie Steel, qui devint en 1901 par fusion la U.S. Steel (United States Steel Corporation).
[11] John Davison Rockefeller (1839-1937) fit fortune dans l’industrie du pétrole en créant la Standard Oil qui devint Esso puis Exxon Mobil.
[12] Les pèlerins.
[13] Charles Darwin (1809-1882) était un naturalise anglais. Ses travaux sur l’évolution des espèces ont révolutionné la biologie. Il est à l’origine de l’expression Struggle for life (La lutte pour la survie).
[14] Engagée au début du XIXème siècle, elle se caractérisa par le développement des chemins de fer, de l’électricité, du pétrole et de la chimie.
[15] Rationalisation du processus de production par la double division du travail (horizontale : travail à la chaîne ; verticale : conception séparée de l’exécution).
[16] Le promoteur constructeur William J. Levitt (1907-1994) a introduit le modèle des pavillons en kit à destination d’une clientèle de cadres moyens et supérieurs.
[17] Banlieues américaines situées à la périphérie.
[18] Période de forte croissance économique qu’ont connu entre 1945 et 1974 une grande majorité des pays développés.
[19] Jean Baudrillard (1929-2007) était un sociologue et philosophe français.
[20] Jean Baudrillard, La société de consommation.
[21] Ibid.
[22] Alexandre Soljenitsyne (1918-2008) était un romancier et dissident russe.
[23] Roman de 1961 adapté au cinéma en 2009.
[24] Le Commerce triangulaire, aussi appelé Traite atlantique ou Traite occidentale, désigne les échanges entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques, mis en place pour assurer la distribution d’esclaves noirs aux colonies du Nouveau Monde (continent américain), pour approvisionner l’Europe en produits de ces colonies et pour fournir à l’Afrique des produits européens et américains.
[25] La malédiction de Cham, fils de Noé, a servi de caution religieuse à la dépréciation des peuples d’Afrique noire et à leur réduction en esclavage.
[26] Discours prononcé sur les marches du Lincoln Memorial pendant la Marche vers Washington pour le travail et la liberté à Washington DC le 28 août 1963.
[27] La nouvelle frontière, par opposition à la frontière de la conquête de l’Ouest, symbolise la barrière des fractures sociales et raciales.
[28] Politique de discrimination positive qui va au-delà de l’interdiction de la discrimination en favorisant les minorités jugées en position de faiblesse.
[29] Appellation historiquement insultante ou péjorative qui désignait les résidents ou natifs de l’Oklahoma, état agricole du centre sud des États-unis.
[30] Extrait du discours d’investiture de l’actuel président des États-unis, Barack Obama.